Le Covid-19 a donné lieu à une flambée de thèses complotistes qui renforce encore l’emprise planétaire de ce phénomène.

Rudy Reichstadt, fondateur de l’Observatoire du conspirationnisme, met en garde contre la dangereuse migration du complotisme – autrefois l’apanage des Etats autoritaires – vers les régimes démocratiques.

Avec l’accord du journaliste Daniel Fortin, nous reproduisons l’intégralité de l’interview publiée le 22 mai 2020 dans lesechos.fr

En marge du Covid-19, les thèses complotistes font à nouveau florès, à la fois sur les réseaux sociaux mais aussi dans les slogans des manifestants anti-confinement qui défilent en ce moment dans plusieurs pays. Que disent-elles ?

Leur point commun à toutes est de tenir pour mensongères les grandes paroles d’autorité, qu’elles émanent des agences sanitaires, de la communauté scientifique ou de la presse. Ces entités ne sont pas seulement suspectées de cacher la vérité, elles sont surtout présumées coupables de manipulation. Ce n’est pas là les effets d’une simple rupture de confiance. On ne peut rien comprendre au complotisme actuel si l’on n’intègre pas qu’il est aussi le produit d’une incoercible envie de croire. Car, exigeant un faible investissement cognitif, la croyance apaise et rassure, elle conforte notre paresse intellectuelle.

On avait pourtant le sentiment d’un retour en grâce de la parole scientifique à l’occasion de cette crise.

Détrompez-vous. Alors qu’on aurait pu penser, par exemple, que la pandémie de Covid-19 allait porter un coup fatal aux anti-vaccins, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Un sondage réalisé fin mars par l’Ifop montre qu’un Français sur quatre ne voudrait pas se faire vacciner contre le Covid-19 si un vaccin existait. Aux Etats-Unis et en Allemagne, des manifestants anti-confinement dénoncent une prétendue « dictature vaccinale » et agitent le spectre d’un complot international autour du virus et de la 5G. La rumeur selon laquelle une future campagne de vaccination servirait à nous implanter des puces électroniques sous la peau pour nous contrôler bruisse sur les réseaux sociaux, tandis que des philanthropes comme Bill Gates ou George Soros sont ouvertement accusés de poursuivre un projet secret de réduction de la population mondiale.

Il est, d’ailleurs, frappant de constater que bon nombre de personnalités célèbres, artistes mais aussi intellectuels, reprennent à leur compte ces thèses, leur donnant du coup un retentissement encore plus grand. Comment l’expliquez-vous ?

Les personnalités dont vous parlez ne sont pas hors-sol. Elles sont traversées, comme tout un chacun, de croyances plus ou moins raisonnables ou justifiables. Il serait étonnant qu’elles soient immunisées a priori contre les croyances complotistes. Toutefois, que des comédiens comme Juliette Binoche ou des sportifs comme l’ancien tennisman russe Marat Safin reprennent ostensiblement ce genre de propos à leur compte est le signe que cet imaginaire conspirationniste est finalement très répandu dans la société et que, contrairement à une idée reçue, cela n’a pas tant d’effets négatifs sur leur image publique.

Là où les choses me paraissent plus inquiétantes, c’est lorsque ces fadaises sont reprises à leurs comptes par des scientifiques ou des intellectuels dont on est en droit d’attendre une certaine hauteur de vue. Mais là aussi, nous sommes obligés de constater que nos clercs sont aussi des êtres faits de chair et de sang, avec leurs limites, leurs passions, leur narcissisme, leur démagogie, leur dogmatisme. Ainsi a-t-on vu le mois dernier un prix Nobel de médecine, certes controversé, reprendre à son compte la thèse selon laquelle le SARS-CoV-2 était un virus créé en laboratoire. Ou Michel Onfray expliquer tranquillement les réserves émises à l’égard du traitement à l’hydroxychloroquine promu par le Pr Didier Raoult par « la haine de ceux qui entrevoient dans le coronavirus une formidable occasion de faire de l’argent ».

Les médias jouent-ils un rôle particulier dans ce phénomène ?

L’un des plus sûrs marqueurs contemporains de la vision conspirationniste du monde est sans nul doute l’accusation, confinant parfois à la haine et à l’injure (songeons à ces termes : « merdias », « journalopes », à la réapparition outre-Rhin d’un mot comme « Lügenpresse », la « presse qui ment », qu’utilisaient les nazis en leur temps…), selon laquelle les grands médias professionnels seraient ou ne seraient que la voix de leurs propriétaires, les « collabos » ou les « chiens de garde » du « système ». Or, c’est non seulement méconnaître la réalité de la manière dont fonctionne la presse, mais c’est aussi faire peu de cas du pluralisme du paysage médiatique français qui offre un éventail de points de vue extrêmement large et varié.

Les grands médias, sous la pression permanente de ce procès d’intention, se retrouvent assez souvent tentés de donner des preuves visibles de leur indépendance. N’oublions pas qu’une partie de leur public est traversée par cet imaginaire conspirationniste et qu’il s’agit de les ménager ou, en tout cas, de ne pas trop les froisser. Nous en sommes au point où la plupart des rédactions doit composer avec la fraction de leur lectorat la plus sensible aux théories du complot.

Ainsi, ils font parfois montre d’une certaine complaisance à l’égard du conspirationnisme, voire y sacrifient eux-mêmes plus souvent qu’à leur tour. Et donnent l’impression d’être davantage dans un rapport de concurrence avec les complotistes plutôt que dans un antagonisme réel.

Ainsi, lorsque ce n’est pas la surenchère complotiste qui prévaut, c’est l’indulgence à l’égard du complotisme. Juliette Binoche, interviewée pendant près d’un quart d’heure sur une chaîne publique franco-allemande quelques jours après avoir tenu sur les réseaux sociaux des propos d’un complotisme ahurissant sur Bill Gates, les vaccins, la 5G et « des groupes financiers internationaux », a ainsi échappé à toute question sur le sujet. Si l’on voulait donner l’impression que le complotisme n’est reproché qu’à certains et pas à d’autres, on ne s’y prendrait pas autrement.

Dans votre livre*, vous montrez qu’à chaque crise majeure (terrorisme, débâcle financière, épidémies comme le sida ou le SRAS), on semble franchir un palier supplémentaire dans le complotisme.

Nous avons assisté au cours des deux dernières décennies à une accélération considérable de la fabrication puis de la circulation de ces contenus. Aujourd’hui, les théories du complot se manifestent dans l’espace public presque instantanément, leur capacité à se diffuser a été démultipliée par les nouveaux moyens de communication, c’est-à-dire par le fait que nous sommes tous, dès lors que nous possédons un smartphone ou un ordinateur, susceptibles de non seulement relayer mais aussi produire des contenus de ce genre.

Mais, outre la rapidité avec laquelle les théories du complot apparaissent désormais, c’est aussi l’importance que cette vision du monde a durablement pris dans notre imaginaire collectif qui me semble constituer le point le plus inquiétant. Parce qu’ils ont été plus exposés que les générations précédentes à ces contenus complotistes lors de leur socialisation politique, les moins de 35 ans sont plus perméables que les autres à ces croyances. Or, il n’y a aucune raison pour que cette tendance s’inverse. Ainsi, par remplacement générationnel, nous devrions vivre dans les années qui viennent dans une société où ces idées-là auront de plus en plus de poids. Le paradoxe est aussi que l’on ne s’est sans doute jamais non plus autant inquiété de la montée du complotisme.

Selon vous, le Covid-19, par sa forte empreinte psychologique et planétaire, marque-t-il une nouvelle étape décisive dans cette longue histoire ?

C’est en tout cas un jalon, oui, de l’histoire du conspirationnisme contemporain. Tout comme pour les attentats du 11 septembre 2001, la pandémie de Covid-19 nous offre l’exemple type d’un complotisme mondialisé. Aucun endroit du « village global » connecté n’échappe aux théories du complot sur le sujet pour la simple et bonne raison que la pandémie nous concerne tous. Mais pour le Covid-19 comme pour d’autres événements, on peut d’ores et déjà prédire que les théories du complot ne mourront pas. Elles continueront d’accompagner à l’avenir toute évocation de l’événement, à l’instar de l’assassinat de Kennedy, du premier pas de l’homme sur la Lune ou du 11-Septembre.

Que peut-on dire aujourd’hui de la « complosphère » ? En connaît-on les contours, les lignes de force ? Est-ce une organisation au sens propre du terme avec des leaders, des objectifs ?

Introduit il y a dix ans, le terme de « complosphère » sert à désigner l’ensemble des sites, blogs, pages, comptes, chaînes qui consacrent une part significative, voire prépondérante, de leur activité à faire valoir une interprétation conspirationniste de l’actualité. Il s’agit d’une mouvance formée par des acteurs n’ayant pas la même histoire, ne s’inscrivant pas nécessairement dans le même horizon politique et n’appartenant même pas tous aux mêmes aires linguistiques ou culturelles. Tous, cependant, ont pour dénominateur commun un tropisme conspirationniste prononcé et, s’il est erroné de considérer que nous faisons face à une organisation pyramidale, avec ses chefs et un agenda bien déterminé, il serait totalement naïf d’estimer qu’on ne trouve jamais, dans l’internationale conspirationniste qui se dessine sous nos yeux, des formes d’échanges et de concertation. Les principaux protagonistes de cette complosphère n’ont pas besoin de se coordonner pour se citer mutuellement, se légitimer les uns les autres auprès de leurs publics respectifs, renforçant ainsi leur capital de crédibilité. Mais il arrive qu’ils se retrouvent, physiquement, dans des conférences internationales (en Iran en particulier) ou dans des congrès thématiques (sur le 11-Septembre, les vaccins ou la Terre plate, par exemple).

Longtemps, le complotisme fut l’apanage des régimes autoritaires. Aujourd’hui, il semble avoir migré dans les grandes démocraties…

Le complotisme est évidemment un outil dont les régimes autoritaires usent et abusent, à la fois pour fuir leurs responsabilités, en imputant à des forces cachées l’origine de leurs échecs, et pour stigmatiser toute contestation interne, en faisant passer leurs opposants pour des « agents de l’étranger ». Mais, comme vous le soulignez, le complotisme est aussi devenu un code culturel dont se sont emparés les populistes. Ce que Richard Hofstadter appelait dès les années 1960 le « style paranoïaque » a fait une résurgence tonitruante sur la scène politique américaine depuis la campagne présidentielle de 2016. Les déclarations aventureuses et les théories du complot dont Donald Trump a parsemé sa campagne ne lui auraient sans doute pas permis, auparavant, de se qualifier pour les primaires du Parti républicain ni de remporter le scrutin. A une autre époque, elles l’auraient complètement discrédité. Force est de constater pourtant qu’elles ne lui ont pas barré le chemin qui mène à la Maison-Blanche. Depuis qu’il est au pouvoir, Trump applique la même recette : aussi incroyable que cela puisse paraître, son usage décomplexé du discours conspirationniste lui permet de faire croire qu’il est en lutte contre le fameux « système », alors même qu’il en est peut-être l’incarnation la plus parfaite. C’est là toute l’ironie de la situation que nous vivons. Ce serait comique si ce n’était pas tragique. Le complotisme favorise l’arrivée au pouvoir de dirigeants dangereux à force d’être irresponsables.

Propos recueillis par Daniel Fortin

* « L’Opium des Imbéciles », par Rudy Reichstadt. Editions Grasset.

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