Jean-Luc Fournier est le directeur de la rédaction et fondateur du magazine trimestriel Or Norme qui fête ses 10 ans en 2021.

Genèse du magazine, évolution éditoriale, modèle économique, diffusion, diversification et projets, il répond au Club de la presse.

 

Racontez-nous la genèse de ce magazine en 2010 ?

« Or Norme est la concrétisation d’un projet qui remonte à plus de vingt ans aujourd’hui, qui était, dès sa création, dans les cartons de l’agence de presse ASP que j’ai dirigée à partir de 1999 à Strasbourg. Nous avions dès l’origine repéré qu’il y avait ici un manque surprenant dans la variété des nombreux titres de presse gratuite qui coexistaient alors, celui d’un magazine traitant de la riche actualité strasbourgeoise dans tous les domaines, non pas sous la forme de vagues publi-reportages écrits à la va-vite et insérés parmi une abondante pagination publicitaire mais élaborés et écrits en respectant la déontologie journalistique telle qu’on peut la trouver dans la presse payante. J’ai toujours personnellement été surpris qu’en France, on ne puisse pas marier le sérieux des lignes éditoriales de la presse traditionnelle avec la gratuité du support. Au nom de quoi la presse gratuite serait-elle synonyme de vagues articles un peu bouche-trous servant de simple faire-valoir aux pages de pub ?

 

A l’époque de la création de l’agence, le mail venait à peine de faire son apparition, les sites étaient balbutiants, on ne parlait pas des réseaux sociaux mais quelques années plus tard, vers 2003, il est apparu très nettement qu’une révolution débutait et que la presse papier allait devoir très vite faire face à un bouleversement à la fois dans son fonctionnement et dans son modèle économique de base. Un peu plus tard, vers 2005, nous avons eu la conviction que seules les publications papier de haute qualité allaient avoir une chance de survivre à cette révolution. C’est dans cet état d’esprit que nous avons alors commencé à prototyper Or Norme. Peu à peu, ça s’est affiné et nous avons fini par identifier un bon créneau pour nous lancer : décembre 2008. Mais au début septembre de la même année, ce que l’on a appelé la crise financière a éclaté. Immédiatement, les entreprises ont tenté d’y faire face selon le schéma traditionnel : traque des dépenses avant tout ! Et on sait très bien que le budget des dépenses publicitaires est le premier qui est gravement impacté dans ces circonstances-là. Il était encore temps d’arrêter le décollage avant qu’il n’y ait un crash fatal. Nous l’avons fait. Et puis, deux ans après, on avait compris depuis longtemps que cette crise n’en était pas une, que c’était un séisme systémique qui s’était produit et qu’il allait être très improbable d’espérer le retour rapide d’un nouvel eldorado économique. On a décidé de se lancer quand même. On a « appuyé sur le bouton » du compte à rebours en juin 2010 pour un lancement prévu en décembre. Et le lancement a eu lieu…

 

En 10 ans vous avez publié 39 numéros, comment la ligne éditoriale, votre modèle économique et votre diffusion ont-ils évolué ?

Oui, 39 numéros, et on est dans la dernière ligne droite pour sortir le numéro 40, celui du Xème anniversaire, début avril prochain. Sincèrement, la petite équipe que nous étions en décembre 2010 aurait tout de suite signé pour avoir la certitude de produire au moins quatre numéros… On nous aurait affirmé alors qu’on serait encore là dix ans plus tard, je crois bien que nous serions partis d’un énorme éclat de rire. Ma plus grande fierté personnelle est que nous ne nous sommes pas trompés sur la ligne éditoriale : porter un autre regard sur Strasbourg, permettre de mettre en lumière des femmes et des hommes qui ne la recherchent pas particulièrement cette lumière, mais qui agissent en créant et en vivant leur passion. Et quand il s’agit malgré tout de gens plus connus, les inciter à se raconter, quelquefois en remontant très loin dans leur passé. Je suis convaincu qu’une bonne part des réussites, ou plus généralement des projets aboutis qu’on peut observer, s’inscrit depuis toujours dans les valeurs de celles et ceux qui les portent. Et ces valeurs-là viennent généralement de loin… Quand on est journaliste, il faut avoir la patience de déceler ce petit bout de ficelle qui dépasse de la pelote de la personne qu’on interviewe, il faut avoir la main délicate mais ferme pour tirer doucement dessus. Quand on y parvient, tout le reste suit facilement et on a alors toute la matière pour produire un récit où l’humain est au centre. Je ne me lasserai jamais de ces moments-là. L’autre grand volet de la ligne éditoriale était dès l’origine de traquer cette infernale langue de bois qui faisait déjà tant de ravages il y a dix ans. On a été impitoyable là-dessus : il nous est quelquefois arrivé de ne pas publier un article ou un entretien où notre interlocuteur n’était pas parvenu à sortir de son discours calibré et sans âme. A quoi bon publier ce qui avait déjà été lu et relu par ailleurs ? Le plus délicat a été alors d’expliquer le pourquoi de cette non-parution à ces gens-là. Je m’en suis toujours chargé personnellement, même si je n’étais pas concerné par la rédaction de l’article les concernant. La plupart ont compris la démarche, quelques-uns, peu, se sont sentis offensés et nous en ont voulu… Deux ou trois nous boycottent encore aujourd’hui : pas grave, ils suivent leur chemin et nous le nôtre.

 

Le modèle économique est simplissime : Or Norme n’a qu’une seule ressource, la publicité et ce, dès son origine. Et notre point fort a toujours été la diffusion puisque nous sommes et de très loin le magazine gratuit qui diffuse le plus : 15 000 exemplaires sur près de 400 points dans toute l’agglomération dont, c’est notre force, un très bel emplacement, la librairie Kléber qui dès l’origine a soutenu le projet Or Norme.

 

Au fil des années Or Norme s’est diversifié : site web, réseaux sociaux, comment allez-vous encore progresser dans le paysage médiatique strasbourgeois ?

La présence sur le numérique avait été mise en place assez vite puisque je crois que dès le numéro 6, on pouvait feuilleter le titre sur le web. Mais c’était cette seule fonction qui était alors en ligne. Tout cela s’est en effet considérablement développé il y a quatre ans, quand Patrick Adler a décidé de s’investir dans le futur du titre en le rachetant. Travailler avec Patrick est un réel plaisir au quotidien, il déploie une énergie considérable et sait favoriser les complémentarités et les synergies. Pour ma part, j’ai retrouvé grâce à lui le plaisir sans nom de pouvoir de nouveau exercer mon métier de journaliste à 100%, sans les contraintes que je rencontrais encore il y a cinq ans en étant au four et au moulin pour tout, partout, tout le temps.

 

Cette liberté et ce temps disponibles ajoutés au renforcement de l’équipe rédactionnelle grâce aux moyens alloués ont permis à la rédaction de réaliser encore plus d’enquêtes et de papiers au long cours comme je les appelle. Ainsi,  l’important dossier titré « Hôpitaux en souffrance, patients en danger » avait nécessité pas moins d’une année de travail mais il a eu un retentissement formidable. Sans le savoir, en juin 2018, nous décrivions déjà la situation dramatique dans laquelle la technocratie « triomphante » plongeait l’hôpital public et qui allait vraiment éclater au grand jour moins de deux ans plus tard avec l’arrivée du virus. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres mais on peut désormais traiter ces gros dossiers-là, à notre façon, sans langue de bois, comme nous l’avons fait avec cet incroyable numéro post-attentats ou encore, plus récemment, avec ce dossier tout à fait « cash » sur l’avenir du Parlement européen à Strasbourg.

 

Cette année qui vient de passer nous aura également permis d’explorer de nouveaux territoires médiatiques. J’en retiens surtout trois moments forts avec les deux tours des récentes élections municipales, des moments inédits puisque ces deux tours ont été organisés à trois mois d’intervalle, à cause du premier confinement. A cette occasion, nous avons réalisé, Patrick et moi, des interviews pour le premier tour qui ont été saluées de toutes parts comme des moments traités avec sérieux, indépendance et pertinence. Et la mise sur pied du débat du second tour, animée par Pascal Coquis et moi-même en direct sur Facebook live durant plus de 90 minutes, a elle aussi été plébiscitée et très suivie.

 

Entre les deux tours, en avril-mai, l’Eurométropole de Strasbourg nous avait consulté pour monter en direct là encore sur Facebook live des plateaux pour accompagner le déconfinement sur les problématiques sanitaires, les problématiques des transports, de l’Education nationale, du monde des entreprises, du commerce, de l’artisanat, etc… Ces plateaux ont rencontré un succès considérable, ils ont été vus par plus de 400 000 personnes. En décembre dernier, un plateau a spécialement été monté en quelques jours pour traiter des problèmes rencontrés par la géothermie profonde, avec ces séismes à répétition. Là aussi, un fort impact a été au rendez-vous. Nous sommes aujourd’hui sollicités pour d’autres problématiques via ce formidable média interactif. Une fois de plus, c’est notre pertinence et notre crédibilité en tant que société de presse qui fait la différence : que ce soit une collectivité publique territoriale ou une structure privée, on fait appel à nous en tant que journalistes… Je suis persuadé qu’un fort axe de développement existe avec ce nouveau média et nous y travaillons ardemment à la fois pour répondre aux sollicitations et aussi pour essayer de mettre sur pied une structure pérenne dédiée à cette activité. Il est encore trop tôt pour dire quand elle se concrétisera mais ça avance bien…

 

La presse culturelle gratuite en Alsace a subi de plein fouet la pandémie. Comment vous êtes-vous adapté pour y faire face ?

Pour l’essentiel, nous fonctionnons avec nos annonceurs sous la forme d’un engagement annuel pour nos quatre numéros trimestriels « classiques » et, pour certains d’entre eux, pour tout ou partie des cinq ou six hors-série thématiques que nous publions comme le numéro de St’Art, la foire d’art contemporain, le numéro spécial des Internationaux de Tennis de Strasbourg, le hors-série « Habiter » sur l’immobilier et l’habitat… L’année 2020, hormis le report du salon Egast, sur la gastronomie, (mais nous avions déjà fabriqué le magazine au moment de l’officialisation de ce report alors nous l’avons quand même diffusé grâce au soutien de Strasbourg Events, l’organisateur) ne nous aura pas permis de réaliser le numéro sur St-Art mais, en revanche, nous n’avons enregistré aucune défection sensible sur notre ressource publicitaire. Et l’année 2021, pour ce qui concerne nos quatre numéros traditionnels, s’annonce tout aussi positive car notre club des partenaires n’a quasiment connu aucune défection et quelques entrants ont même répondu à notre appel. C’est quand même formidable de pouvoir à la fois compter sur une telle fidélité et un tel engagement et aussi sur un tel enthousiasme des annonceurs. A l’heure où je réponds à vos questions, il est bien sûr impossible de prévoir ce qui va se passer ces prochains mois. Mais Or Norme sera là quoiqu’il arrive pour accompagner lecteurs et annonceurs et décrypter le monde dans lequel nous vivons tous…

 

Qu’avez-vous prévu pour fêter ce 10e anniversaire ?

Tout d’abord, une nouvelle maquette qui sera mise en place dès le numéro 40 du Xe anniversaire, en avril prochain. Nous y travaillons activement en ce moment, c’est passionnant. Ce même numéro 40 sera aussi l’occasion de jeter un coup d’œil dans le rétro car ces dix années ont été aussi une très belle aventure humaine tant du côté des équipes de Or Norme que du côté des centaines de personnalités ou de projets présentés. Et dès que nous pourrons nous retrouver tous, en présentiel comme le dit ce mot que je trouve sinistre tant il sent la novlangue et évoque si peu le plaisir de se côtoyer, se parler, fraterniser…, il y aura aussi une petite fête qui nous permettra de réunir celles et ceux qui nous ont soutenu durant cette décennie et certains de celles et ceux qui ont été dans nos colonnes. Nous pensons également à nos lecteurs : j’espère que le moment venu, on pourra monter des événements pour les réunir. Pour ma part, j’avais adoré cette soirée où plus de 200 d’entre eux avaient pu participer à l’avant-première du film « Hors normes » en présence de Eric Toledano et Olivier Nakache au Star. On s’était promis de pérenniser ce genre de rendez-vous. C’était avant le confinement. Il me tarde vraiment qu’on puisse toutes et tous se retrouver de nouveau. Je sais que je peux engager aussi toutes les équipes de Or Norme pour une promesse : comptez sur nous, le moment venu, pour continuer à vous offrir le meilleur. On va encore plus écrire sur Strasbourg et celles et ceux qui vivent ici, on va encore plus vous faire connaître celles et ceux qui portent initiatives et projets à bout de bras et mettre en avant le positif et la bienveillance sans lesquels rien n’est possible. On va rester Or Norme, quoi… »

 

 

Propos recueillis par Anka Wessang.

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