> Interview de Jean-Paul Costa, ancien président de la CEDH, par Gilbert Reilhac, pour LE JOURNALISTE – organe du SNJ – à l’occasion du Congrès national de Strasbourg, les 22 et 23 octobre 2021. Cette interview a été réalisée en 2020 et aurait dû être publiée au moment du congrès du SNJ, finalement reporté à 2021.
Premier acte du Conseil de l’Europe, né en 1949 sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale, la Convention européenne des droits de l’Homme, signée l’année suivante, reste le grand œuvre de l’organisation de Strasbourg. Parmi les droits fondamentaux qu’elle garantit, celui à la liberté d’expression, qui concerne le plus directement la presse, est de ceux que limitent l’exercice d’autres droits, comme celui au respect de la vie privée, ou les prérogatives des États, tels que les impératifs de sécurité publique ou ceux de la “morale”.
La Cour européenne des droits de l’Homme, chargée d’en garantir le respect au sein des 47 États membres, doit donc juger au cas par cas. Sa jurisprudence a, au fil du temps, privilégié une interprétation libérale, explique Jean-Paul Costa. Il en va de la sauvegarde de la démocratie, estime le magistrat, président d’honneur de la Fondation René Cassin – Institut international des droits de l’Homme.
Quelle place avait la liberté de la presse dans l’esprit des auteurs de la Convention et quelles difficultés spécifiques pose, au regard de son importance dans une société démocratique, la relativité de sa définition ?
Jean-Paul Costa ● Les auteurs de la Convention, dont le Français Pierre-Henri Teitgen, qui fut notamment ministre de l’Information après la Seconde Guerre mondiale, pensaient que la liberté d’expression et de la presse faisait partie de la dizaine de libertés fondamentales qu’il faut absolument sauvegarder, comme élément indispensable de la démocratie. C’est une liberté que les régimes non- démocratiques s’empressent de faire disparaître.
Cette liberté n’est pas absolue et trouve des limitations, selon la Convention elle-même. Cela suscite des difficultés, notamment d’interprétation. C’est la jurisprudence de la CEDH qui, à partir des années 1970, a imposé une interprétation libérale. Le principe de la liberté est entendu de façon large, et les exceptions de façon stricte; et toute limitation de la liberté doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Enfin la presse doit être particulièrement libre, car elle est le “chien de garde” de la démocratie (Arrêt Sunday Times contre Royaume-Uni – n° 2 – du 26 novembre 1991).
Les arrêts de la Cour en matière de presse constituent souvent un subtil équilibre entre l’intérêt public, dont se prévaut la divulgation d’une information, et le préjudice qui peut en résulter pour des personnes physiques ou morales. Y a-t-il une jurisprudence bien établie quant à la définition de cet intérêt public ?
J.-P. C. ● La jurisprudence de la Cour est nécessairement casuistique car elle est saisie de requêtes individuelles, chacune avec un contexte factuel différent. La Cour fixe des principes, mais doit se livrer au cas par cas à une balance entre des droits également respectables.
La diffamation offre un exemple de conflit de droits. Mais plus l’intérêt public de l’information est important, plus elle touche un débat d’intérêt général, et moins la protection de la personne “diffamée” a des chances de l’emporter sur la liberté d’informer. L’atteinte à la vie privée constitue un autre exemple mettant en jeu la question de l’intérêt général (voir l’arrêt Couderc et Filipacchi Associés c. France du 10 novembre 2015 relatif à la vie privée du Prince de Monaco et déboutant celui-ci).
Un exemple de conflit de libertés est celui entre la liberté d’expression et la liberté religieuse. De plus en plus, l’arbitrage de la CEDH est en faveur de la première; ce n’était pas le cas il y a encore 25 ans.
On constate également que, lorsqu’elle valide la condamnation d’un organe de presse, la Cour prend souvent en compte le niveau de la sanction en veillant à ce que celle-ci ne soit pas dissuasive de l’exercice de la liberté d’expression. Une certaine “tolérance” vis- à-vis des médias est-il le prix à payer par les démocraties pour garantir la liberté d’expression ? Ici, je pense à l’arrêt Paris Match contre la France, du 14 juin 2007, dans lequel la Cour déboute le magazine qui conteste sa condamnation pour avoir publié la photo du cadavre du préfet Érignac.
La Cour prend soin de préciser que le titre a dû publier la mention de sa condamnation sans subir d’interdiction, laissant entendre qu’une telle mesure aurait été excessive. En revanche, dans l’arrêt Mosley contre Royaume-Uni du 10 mai 2011, l’ancien président de la Fédération internationale de l’automobile est débouté bien que le dommage au respect de sa vie privée soit reconnu, parce qu’Il demandait que les journaux soient contraints à “prénotifier” la publication de documents concernant une personne privée.
J.-P. C. ● L’article 10 de la Convention indique que l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités. En même temps, la Cour attache de l’importance au “chilling effect” (l’effet dissuasif) de certaines mesures, ainsi qu’à la nature et au quantum des sanctions.
Dans le premier exemple, qui est classique, la Cour a pris en compte l’absence d’interdiction, qui se serait apparentée à une censure. Dans le second, qui est plus nouveau, elle note que dans aucun État les journalistes ne sont tenus de pré-notifier ce qu’ils vont dire ou écrire sur la vie privée d’une personne : la réparation ex post suffit.
La liberté de la presse est à la fois indispensable, donc doit être restreinte le moins possible, et non illimitée, ce qui signifie qu’elle peut l’être. L’équilibre est délicat.
En quoi la jurisprudence de la Cour a-t-elle fait évoluer le droit de la presse ?
J.-P. C. ● La Cour considère depuis les années 1970 la Convention comme un « instrument vivant ». Selon son Préambule, il faut assurer la sauvegarde des droits, mais aussi leur développement. La protection des sources journalistiques est à présent beaucoup plus étendue dans la jurisprudence (voir les arrêts Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999 ou Becker c. Norvège du 5 oc- tobre 2017). Les délits d’offense à un chef d’État étranger ou au chef de l’État ont dû disparaître (Arrêts Colombani et autre c. France du 25 juin 2002, Eon c. France du 15mars 2013); en revanche le droit à l’image est mieux protégé contre les abus d’une certaine presse. L’article 8 (Respect de la vie privée et familiale) est le pendant de l’article 10.
Les jugements de la Cour en matière de presse sont-ils facilement admis par les États d’une part, par les journalistes et leurs représentants d’autre part?
J.-P. C.● Pas plus que dans d’autres domaines, les arrêts de la Cour concernant la presse ne sont à l’abri des critiques. Les États réagissent vivement, surtout les moins démocratiques. Les médias et les militants des droits de l’homme trouvent souvent la Cour trop timide. Objectivement, je trouve sa jurisprudence en la matière plutôt équilibrée, sur la crête.
La Cour européenne des droits de l’Homme a-t-elle réussi à faire progresser la liberté de la presse dans tous les pays ou connaît-elle des échecs ?
J.-P. C. ● De nombreux États sont souvent condamnés par la Cour pour violation de la liberté de la presse. On peut citer la Turquie, qui sur le long terme est de loin le n° 1, mais aussi la Russie ou encore la Pologne, la Hongrie ou la Roumanie. Depuis le coup d’État manqué de 2016, la répression contre les journaux et les journalistes s’est aggravée en Turquie : nombre d’entre eux sont en prison !
La Cour européenne des droits de l’Homme et le Conseil de l’Europe sont en partie impuissants contre ces politiques. Quel que soit l’impact — réel — des condamnations prononcées contre des États autoritaires ou liberticides, il reste hélas limité, et c’est une des failles du système.
Quels sont les nouveaux défis posés à la jurisprudence de la Cour s’agissant du droit de la presse? Je pense notamment aux systèmes de contrôle massif des données électroniques et à l’arrêt Big Brother Watch contre Royaume- Uni du 13 septembre 2018 (dans lequel Londres a été condamné pour les interceptions massives de données numériques révélées par Edward Snowden).
J.-P. C.● La jurisprudence tend depuis quelques années à donner un sens extensif à la notion de presse, qui englobe tous les médias, ou d’information, qui passe aussi par Internet et les réseaux sociaux comme par les défenseurs des droits de l’homme: la presse n’est plus le seul “chien de garde” (voir les arrêts sur des associations de défense de l’environnement ou la jurisprudence sur les lanceurs d’alerte depuis l’arrêt Guja c. Moldova du 18 février 2008).
La protection des sources, il faut le répéter, est renforcée (voir les arrêts Sanoma Uitgevers c. Pays-Bas du 14 septembre 2010 et Telegraaf Media Nederland c. Pays-Bas du 22 novembre 2012). Et c’est vrai que la liberté d’expression, la vie privée et la protection des données personnelles s’entremêlent de façon de plus en plus complexe. L’arrêt définitif Big Brother Watch sera très intéressant: l’affaire a été renvoyée à la Grande Chambre, qui devrait statuer d’ici peu.*
*Dans l’affaire Big Brother Watch contre Royaume-Uni, la Grande Chambre de la Cour a pour l’essentiel confirmé l’arrêt de chambre, le 25 mai 2021, en condamnant le Royaume-Uni pour violation de l’article 8 de la Convention (protection de la vie privée) ainsi que pour violation de l’article 10 (protection de la liberté d’expression) s’agissant de la mise sur écoute des journalistes. La Grande Chambre n’a pas jugé les interceptions massives d’informations contraires, en elles-mêmes, à la Convention mais a estimé qu’elles devaient être encadrées par une autorité indépendante.