Deux défaites. Ce sont les souvenirs qu’il me reste de notre meilleure saison. On avait pourtant dû gagner pas mal de matches pour en arriver là, dans le trio de tête à deux journées de la fin, Sevran, Clichy-sous-Bois et nous. Nous : le Football Club de Nogent, maillot bleu culotte blanche bas bleus, un stade magnifique sur les bords de Marne, le « Sous la lune », que tout l’Est parisien nous enviait, des Ritals dans chaque équipe, descendants des fiers maçons du Val Nure, venus construire le viaduc ferroviaire et chercher un monde meilleur, loin du Fascisme.

 

Deux défaites en deux journées, les deux dernières. Deux défaites flamboyantes et glorieuses, pures merveilles de panache dans cette France de Coubertin et de Poulidor où les Verts, battus à Glasgow par des poteaux carrés, défileraient bientôt sur les Champs-Élysées. Une époque bénie où l’on savait perdre et l’accepter, parce que ce n’était encore que du football.

 

C’est dimanche. À peine le temps de regarder le début du « Petit Rapporteur » pour sourire à ces premières insolences cathodiques et, hop, rendez-vous place du Marché. Patrick et moi étions toujours les premiers. Le petit blond et le grand brun, heureux de se retrouver, de se faire des passes sur la dalle encore humide avec quelques épluchures oubliées, en attendant les autres. Les voilà : Corvi, Cervini, Spagnoli, Benassi, jolie musique d’Italie ; Leroy et ses beaux yeux bleus que je rêvais d’avoir ; les frères Lebreton ; notre gardien de buts Birambeau et son bandeau à la Hugo Gatti ; Malbec, Poirel, Denest, Gullian, Coué… Et puis monsieur Pesnel, le dirigeant à l’éternel survêtement bleu et au cheveu gominé, toujours un peigne en poche et un bonbon Krema pour les gamins. « Ça va les gars ? Vous n’avez rien oublié ? ». Non, tout est là, dans le sac adidas noir : la paire de Rivat aux crampons de 16, la clé pour les visser, la serviette de bain bien pliée, le coupe-vent, la cagoule l’hiver et, soigneusement emballés dans du papier alu, la sacro-sainte demi-baguette viennoise et le chocolat au lait. En route pour Sevran !

 

Les autocars Roger, c’était quelque chose. Une véritable institution dans la région. Le patron s’appelait monsieur Hamel mais les « cars Hamel » ça aurait fait sourire, alors bon, il utilisait son prénom. Nous, on avait toujours le même bolide : une espèce de long clou rouge et blanc, poussif et grinçant. Dans la descente de la Maltournée, le chauffeur à casquette filait des grands coups de volant. Alors, forcément… « M’sieur, m’sieur, Denest a vomi ! ». Je ne sais pas ce qu’avait cuisiné madame Denest ce midi-là, mais ça devait être plutôt généreux. Un plat riche en morceaux, désormais éparpillés sur la banquette et sur le pauvre Wichlarz qui, du coup, avait lui aussi restitué son déjeuner. À l’arrière du car, on ricanait en se bouchant le nez : « Wouhaaa, c’est dégueu » ! On est déjà un peu couillon, à douze ans. Pesnel nous a passé un bon savon, il a dit que lui, ça ne le faisait pas marrer du tout, nous a parlé d’amitié, de solidarité et d’esprit d’équipe – de football, quoi – et on est arrivés à Sevran pas très fiers de nous, avec Denest tout pâle et Wichlarz en slip, en attendant qu’on nettoie son pull marin.

 

J’ai toujours aimé les vestiaires. L’antichambre du match, ce lieu quasi mystique, comme coupé du monde, où même les silences font écho. L’adrénaline, l’odeur du camphre et le bruit des crampons ; entendre glisser la fermeture-éclair du sac, le ballon qui rebondit sur le carrelage, le copain qui renifle ; répéter les gestes immuables, accrocher ses affaires au porte-manteau, enfiler ses chaussettes (toujours la gauche en premier, toujours !), rentrer son maillot dans le short, écouter les derniers mots de Pesnel : « Faites-vous plaisir, les enfants ». Bien des années plus tard, devenu reporter sportif (toujours aller au bout de ses rêves, toujours !), je me suis rendu à Liverpool pour rencontrer Steve Heighway, le Directeur de l’école de foot des « Reds ». Je lui avais demandé quelle était sa conception du football, il m’avait emmené sur les terrains : « Look ! ». Les mômes ne portaient pas de numéro sur leur maillot, comme nous, jadis, à Nogent : « No numbers, no tactics, just fun ». Voilà, c’était simple. « Faites-vous plaisir, les enfants » : de Liverpool à Sevran, en une fraction de seconde, le souvenir m’a étreint. Et je me suis dit que s’ils s’étaient connus, Steve Heighway aurait sans nul doute apprécié Albert Pesnel.

 

On a perdu. Ou plutôt, Sevran a gagné. 1-0. Birambeau et Corvi étaient en larmes. Eric Fau s’est fait piquer son K-Way sur le bord de touche. À son père furieux, monsieur Benassi, avec son accent chantant, avait répondu « ma dai, cé né qu’oune kaoué, cé né pas tré grave, et en plousse, il né pleut pas ». Devant, Wichlarz a mangé dix fois la feuille. Et en défense centrale, Denest n’a pas fait non plus un grand match. De mon poste d’arrière droit, je pouvais distinctement entendre son estomac gargouiller. Sa maman n’aura jamais su à quel point son déjeuner du dimanche a influé sur l’issue du Championnat de Paris Pupilles, saison 1974-1975. En face de moi, j’avais un élégant gaucher aux boucles blondes et aux longues jambes, un sacré bon joueur qui m’a probablement mis la misère cette après-midi-là (mon subconscient a certainement refoulé ces épisodes). J’ignorais qu’il deviendrait un jour mon confrère journaliste et meilleur ami pour la vie.

 

Chaque mercredi à l’entraînement, Maurice Grégy, toujours impeccablement cravaté, nous distribuait une feuille polycopiée : le classement. Une victoire à Clichy-sous-Bois lors de la dernière journée pouvait encore nous permettre d’être champions de Paris. Champions. On ne se rendait pas vraiment compte je pense, mais l’idée nous plaisait bien, d’ajouter une coupe sur l’étagère du club-house, de donner le sourire à nos parents et, peut-être, de raconter notre exploit aux filles, en crânant un peu. Ce samedi soir, le sommeil s’est fait attendre. Et puis à Clichy, on s’en est pris trois et la vie a continué, même si elle n’a plus jamais été tout à fait la même. Aujourd’hui, confortablement calé dans mon fauteuil, je regarde d’un œil distrait la Coupe du monde sur mon écran 75 pouces OLED 4K HDR, en immersion sonore et rendu tridimensionnel. Loin de Nogent, devant ces stades qui se ressemblent tous, ce branding et cet hymne uniformes, ce public en smartphone et ces maillots « third » ou « fourth », le vieux con que je suis devenu se souvient avec tendresse de l’âge d’or. Et le cœur empli d’une céleste nostalgie, lève son verre à la mémoire de monsieur Pesnel.

 

Thierry Hubac
Responsable des relations Médias
Racing Club de Strasbourg
thierry.hubac@rcstrasbourg.eu

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